Château d’Authon-du-Perche, septembre 1304
Joseph réprima sa satisfaction. Ce jeune Clément apprenait avec une facilité rare et manifestait ses émerveillements avec tant de naturel que le vieux médecin juif d’Artus d’Au-thon en était flatté.
Pourtant, il avait fallu toute la persuasion de l’enfant et l’insistance du comte pour qu’il l’acceptât en apprentissage. L’idée de devoir expliquer, seriner, faire entrer la beauté de la science dans ce jeune crâne le fatiguait d’avance.
Joseph avait été vite surpris par l’étendue des connaissances que Clément avait d’ores et déjà assimilées. Il s’était même emporté, lui intimant l’ordre de faire silence, lorsqu’il énonçait des vérités médicales connues d’un nombre restreint de savants et qu’il valait mieux taire si l’on souhaitait éviter les représailles religieuses.
— Et pourquoi faudrait-il mentir lorsque l’on connaît une vérité si bonne qu’elle pourrait éviter souffrances et mort ?
— Parce que la connaissance, c’est le pouvoir, mon enfant, et que ceux qui la détiennent n’entendent pas la partager.
— La détiendront-ils toujours ?
— Non. Vois-tu, la connaissance, c’est comme de l’eau. Ferme les doigts sur elle aussi fort que tu le peux, elle s’évadera toujours goutte à goutte.
Les semaines avaient passé et Joseph s’était laissé séduire par cet esprit vivace, peut-être aussi par l’envie, l’espoir de transmettre un savoir immense qu’il craignait de voir disparaître avec lui.
Pourquoi avait-il quitté Bologne, sa prestigieuse université ? Il était assez honnête pour admettre qu’une sotte arrogance l’avait poussé. Salerne et Bologne avaient été à l’origine de la traduction des œuvres des grands médecins grecs, juifs, arabes. En dépit de l’afflux colossal de connaissances que ces textes enfin compréhensibles avaient généré, le reste de l’Occident persistait dans des pratiques qui devaient davantage à la superstition qu’à la science. Joseph s’était peu à peu convaincu qu’il serait le messager de cette révolution médicale. Il se trompait. Il s’était installé à Paris en 1289. Il avait cru que son art, son vœu de le répandre pour le bien de tous le protégeraient de l’antisémitisme généralisé qui sévissait en France. Il se trompait encore. Un an plus tard, l’affaire du Juif Jonathas[6], accusé d’avoir craché sur une hostie consacrée – bien que les prétendus témoins du crime fussent incapables de préciser les conditions dans lesquelles ladite abomination s’était déroulée –, rallumait le brasier. Les Juifs redevenaient les ennemis de la foi, au même titre que les Cathares. Aux humiliations de rues, aux mesures discriminatoires du pouvoir s’était ajoutée la peur d’être lapidé par une foule hostile, prête à les mettre en pièces en toute impunité. Abandonnant ses biens, il avait pris comme tant d’autres les chemins de l’exil. Il pensait rejoindre la Provence et sa tolérance, où les siens profitaient enfin d’une tranquillité qu’ils espéraient, à tort, durable. Mais l’âge avait rattrapé Joseph et son périple s’était arrêté en Perche. Il avait posé quelques années son maigre bagage dans un petit bourg non loin d’Authon-du-Perche, se rendant aussi transparent que possible, soignant parfois – sans utiliser tout son savoir de crainte d’éveiller les soupçons – tellement mieux que les mires et médecins locaux que sa réputation était parvenue jusqu’au château. Artus l’avait fait mander. Joseph s’était exécuté, non sans appréhension. Le grand homme taciturne et dévasté qui se tenait devant lui l’avait considéré en silence durant quelques minutes avant de déclarer :
— Mon fils unique est décédé il y a quelques mois. Auriez-vous su le guérir, messire médecin ?
— Je l’ignore, monseigneur, car j’ignore quels étaient les symptômes du mal qu’il présentait, bien qu’ayant été informé de votre terrible perte. (Les larmes étaient montées aux yeux du vieux médecin qui avait secoué la tête en murmurant :) Ah, les petits, les petits... Ils ne devraient jamais mourir avant nous.
— Et pourtant... Il était de constitution fragile comme sa mère, souvent malade et fiévreux, pâle de peau et saignait abondamment à la moindre blessure. Il se plaignait souvent de fatigue, de maux de tête, d’inexplicables douleurs dans les os.
— Était-il frileux ?
— Au point que sa chambre était chauffée jusqu’à l’été.
Artus avait marqué un arrêt avant de poursuivre :
— Comment se fait-il qu’un Juif ait choisi notre coin de terre pour exercer ?
Joseph s’était contenté de hocher la tête. Artus avait poursuivi :
— Être Juif est une bien redoutable condition en ce moment dans le royaume de France.
— C’est une bien redoutable condition de longtemps et dans tant de royaumes, avait rectifié le médecin dans un pâle sourire.
— Vous passez pour les meilleurs médecins du monde avec les Arabes. Votre réputation est-elle fondée ?
— C’est à nos patients d’en témoigner.
Artus, auquel la tristesse ne laissait aucune trêve depuis la mort de Gauzelin, s’était autorisé une boutade que de longs mois de deuil et de souffrance rendaient pénible :
— S’ils en témoignent, c’est donc que vous les avez guéris, ce qui est bien mieux que ce que parviennent à réussir la plupart des nôtres. (Il avait inspiré afin de formuler la question qui le hantait et lui faisait trembler la voix :) Il... Mon médecin a pratiqué moult saignées. Elles m’inquiétaient mais il semblait si sûr de sa science.
— Ah... Qu’ils aiment donc les saignées ! Elles étaient absurdes dans le cas de votre fils, mais, si j’en juge par votre description, le petit garçon serait mort quand même.
— Quelle était sa maladie selon vous ?
— Une faiblesse de sang que l’on rencontre surtout chez les jeunes enfants ou les vieillards de plus de soixante ans. Il n’est pas exclu que la même maladie, sous une forme moins aiguë, vous ait ravi madame votre épouse. Elle est incurable.
Étrangement, ce diagnostic avait un peu allégé le terrible chagrin du comte. Ce n’était pas une insuffisance de ses médecins, donc de lui-même, qui se trouvait à l’origine de la mort de Gauzelin, mais une sorte de fatalité contre laquelle nul n’aurait pu lutter.
Joseph avait ensuite trouvé refuge au château. La bibliothèque et la totale liberté que lui accordait le comte le rassuraient, son influence également. Peu à peu, la reconnaissance avait cédé place à l’estime, car Artus d’Authon n’était pas de ces hommes bavards qui disent pour ne pas faire. Ainsi, lorsqu’il avait lancé au détour d’une conversation :
— Si la situation des vôtres devait encore s’aggraver, et je le redoute, je ne saurais trop vous encourager à une conversion de forme. Mon chapelain y veillera. Dans l’éventualité où celle-ci vous paraîtrait abjecte, Charles II d’Anjou, le cousin du roi Philippe*, qui imite sa rigueur vis-à-vis de votre peuple en Anjou, est beaucoup plus généreux lorsqu’il s’agit de son comté de Provence ou de son royaume de Naples. C’est un homme prudent mais avisé : les Juifs l’enrichissent. Naples me semble assez loin pour être plus sûr. Je vous aiderai à vous y rendre.
Joseph avait su au regard sombre qui le détaillait que cet homme-là ne renierait pas sa parole, quoi qu’il lui en coûtât.
Joseph soignait donc depuis les petites misères des habitants du château – car le comte jouissait d’une santé propre à désespérer n’importe quel médecin soucieux d’exercer son art – ou les affections plus sérieuses de ses paysans, la plupart dues à des carences ou à des manquements à l’hygiène. Le vieux médecin avait cessé de s’interroger sur l’incohérence de l’homme, convaincu qu’il s’agissait là d’une insoluble recherche. Ses patients lui manifestaient leur reconnaissance par force petits cadeaux et le saluaient bas dans les rues, le prenant pour un savant – ou mieux un puissant mage – italien requis par leur maître afin d’assurer leur bien-être. Des petits enfants couraient derrière lui, s’accrochant à sa robe comme à un talisman. Des femmes l’arrêtaient timidement, chuchotaient à son oreille les progrès d’une guérison ou d’une grossesse, fourraient dans ses mains un panier d’œufs, une bouteille de cidre ou un pain de lait et de miel. Des hommes découvraient un bras ou une jambe afin qu’il puisse constater la disparition de l’ulcère de peau qu’il avait guéri. Joseph évitait maintenant de chercher dans ces sourires, ces phrases malhabiles et ces visages ceux qui l’auraient livré au bras séculier s’ils l’avaient su Juif.
Il s’avança vers le grand lutrin sur lequel était ouverte la traduction latine que Clément dévorait des yeux, bouche entrouverte de stupéfaction.
— Que lis-tu qui provoque si intense surprise ?
— Ce traité des fraudes pharmaceutiques, mon maître.
— Ah, celui rédigé par Al-Chayzarî il y a deux siècles.
— Rendez-vous compte : pour augmenter leurs gains, les pharmaciens falsifient l’opium égyptien en le coupant avec du suc de chélidoine ou du suc de feuilles de laitue sauvage, voire avec de la gomme arabique. Afin de le détecter, on mélangera la poudre ainsi obtenue à de l’eau. La chélidoine lui donne une odeur de safran, la laitue une odeur presque imperceptible et fade, quant à la gomme arabique, elle rend le liquide très amer.
— Il y a toujours eu des fraudes et je doute qu’elles disparaissent un jour. Tant d’argent se gagne à être malhonnête. Un bon médecin ou un bon pharmacien doit être capable de les reconnaître afin d’être certain de l’efficacité de ce qu’il prescrit à son malade.
Clément leva la tête et n’y tenant plus, posa la question qu’il retenait depuis sa rencontre avec le médecin :
— Maître... Votre science est si vaste, si multiple... Connaîtriez-vous un savant du nom de Vallombroso ?
Joseph fronça ses épais sourcils gris et répondit :
— Vallombroso n’est pas un homme. Il s’agit d’un monastère italien. J’ai entendu dire qu’on y menait de remarquables études mathématiques et astronomiques, en plus de l’excellence des moines en médecine.
— Ah...
La déception se peignit sur le visage de l’enfant. Comment parviendrait-il alors à comprendre les réflexions tracées dans le grand carnet ?
— Pourquoi t’intéresse-t-il ?
— C’est que... bafouilla Clément.
— Est-ce si grave ? insista gentiment Joseph.
— Euh... C’est que... j’ai lu... quelque part... surtout, ne pensez pas que j’ajoute foi à ces billevesées, mais... Vallombroso était cité dans une théorie selon laquelle la Terre ne serait pas immobile dans le ciel...
Le sang se retira du visage du médecin qui ordonna d’un ton impérieux :
— Tais-toi ! Que nul ne t’entende jamais rapporter ce genre de choses.
Joseph jeta un coup d’oeil inquiet autour de lui. La grande salle lumineuse, véritable glacière en hiver, dans laquelle ils étudiaient, était déserte.
Se rapprochant encore de l’enfant, il se baissa pour murmurer à son oreille :
— Le temps n’est pas encore venu. Les hommes ne sont pas prêts à recevoir et à accepter la vérité... Elle n’est pas immobile. Elle tourne sur elle-même, expliquant le jour et la nuit. Elle tourne également autour du soleil, toujours selon la même trajectoire, engendrant la périodicité des saisons.
C’était si parfaitement logique que Clément en resta bouche bée.
— C’est un secret, comprends-tu Clément ? Il pourrait nous coûter la vie si l’on venait à découvrir que nous le partageons.
L’enfant acquiesça d’un mouvement saccadé de tête, avant de murmurer à son tour :
— Mais alors les astrologues se trompent ?
— Tous. D’autant qu’il paraît raisonnable de penser que d’autres astres existent, que nous ne connaissons pas encore. C’est également pour cette raison que tu ne dois pas te fier aux enseignements de la médecine astrologique telle qu’elle se pratique communément. (Joseph marqua une courte pause avant de demander :) À mon tour d’exiger que tu dévoiles un secret... jeune fille.
La déglutition pénible de Clément résonna dans le silence.
— Car tu es une fille, n’est-ce pas ? poursuivit Joseph dans un souffle.
À nouveau, Clément ne put qu’acquiescer d’un signe de tête.
— Et tu auras bientôt onze ans... T’a-t-on renseignée sur les... particularités physiologiques qui surviennent chez la douce gent ?
— Je ne sais... Je n’aurai jamais de barbe et il existe une différence anatomique majeure qui permet de reconnaître une fille d’un garçon, proposa l’enfant.
— C’est bien ce que je craignais. Eh bien, commençons par cela... la cosmogonie peut attendre !
La panique avait remplacé le saisissement. Les larmes aux yeux, Clément supplia d’un ton presque inaudible :
— Nul ne doit l’apprendre, maître. Nul.
— J’avais bien compris. Ne t’inquiète. Nous sommes maintenant liés par de dangereux secrets en plus de notre inextinguible soif de savoir.
L’oreille aux aguets, ils se tournèrent en même temps vers la porte qui s’entrouvrait. Ronan avança de quelques pas et s’excusa :
— J’espère ne pas vous interrompre dans quelque expérience, messire médecin.
— Non pas. Tout juste une démonstration que nous venions d’achever.
— Monseigneur Artus mande le jeune Clément.
— Eh bien, mon garçon, va. Le comte requiert ta présence. Ne le fais point attendre.
— Merci, maître.
— Tu me reviendras dès que notre seigneur le jugera souhaitable. Nous n’en avons pas terminé pour aujourd’hui.
— Bien, messire.
Le comte travaillait dans la bibliothèque en rotonde qu’il affectionnait tant. À l’entrée de Clément, il leva la tête des registres qu’il consultait et remercia Ronan d’un geste amical.
— Tudieu... ce travail d’intendant me gâche l’humeur, marmonna-t-il. Et pourtant, je devrais être satisfait et reconnaissant : nous avons évité le pire, les moissons ont été bonnes, et le vêlement plus propice que l’année précédente.
Il termina sa ligne et Clément remarqua l’élégance de sa cursive[7]. C’est alors qu’un détail lui revint : l’écriture carrée du carnet. Il s’agissait de rotunda, lettres de somme réservées aux traités scientifiques, juridiques ou théologiques, bref aux connaissances transcrites en latin. Si ce graphisme appartenait bien au chevalier de Rioux ainsi qu’il l’avait toujours soupçonné, celui-ci était-il un des théologiens de son ordre ? En quoi ce détail pouvait-il faire avancer Clément ? Il l’ignorait et pourtant, un instinct le prévenait de son importance.
Le comte reposa sa plume sur le bel encrier d’argent en forme de coque de navire posé en face de lui. Son visage déjà sombre se crispa et l’appréhension assaillit l’enfant. Quelle nouvelle retenait-il pour hésiter de la sorte ? D’une voix altérée qu’il tentait sans grand succès de maîtriser, le comte lâcha :
— Madame de Souarcy est arrivée en la maison de l’Inquisition d’Alençon. Elle y est détenue en murus strictus.
Clément se laissa aller contre le rayonnage d’un meuble de bibliothèque, incapable de respirer. Il lui sembla qu’un tremblement l’agitait de la tête aux pieds. Peut-être n’était-ce que son imagination. Une main ferme l’agrippa par la tunique au moment où il se sentait glisser vers le sol. Il se retrouva assis, sans trop savoir comment, dans l’un des petits fauteuils qui ponctuaient la circonférence de la pièce.
— Pardon, monseigneur, bafouilla-t-il en se remettant de son étourdissement.
— Non, pardon à toi. À force de ne vivre qu’avec des hommes et des fermiers, la douceur et la diplomatie me font défaut, je le crains. Demeure assis, conseilla-t-il comme Clément tentait de se lever. Tu es encore jeune, mon garçon... Pourtant, tu n’ignores pas que certains êtres doivent quitter l’enfance plus prématurément que d’autres. Je te demande de réfléchir et de fouiller ton souvenir. C’est vital. Tu m’as expliqué que ce vaurien d’Eudes de Larnay et sa servante acolyte étaient derrière la machination qui a permis à l’Inquisition d’arrêter madame Agnès. Elle aurait hébergé une hérétique sans le savoir, cette...
— Sybille.
— C’est cela.
Clément se mordit la lèvre et avoua soudain :
— Il s’agissait de ma mère.
Le comte le dévisagea avant de murmurer :
— Voici donc pourquoi madame Agnès tenait tant à t’éloigner de son entourage.
Une douceur incongrue se fraya un chemin dans la peur qui habitait Artus depuis des jours. Il avait connu des hommes, des soldats, qui auraient remis l’enfant aux mains des inquisiteurs pour s’épargner un dangereux procès. Mais elle, une femme, sans appui – du moins le croyait-elle – leur tenait tête. Elle ne pouvait pas méconnaître la lutte furieuse qui se livrait dans l’esprit de nombre de ces moines. Écartelés entre leurs désirs de chair et leurs vœux, ils craignaient ou détestaient les femmes et leur séduction. Mettre au compte du diable la faiblesse qu’ils se sentaient en leur présence les absolvait. Cela étant, pour l’avoir rencontré, Artus ne croyait pas que Florin fut de la race à s’embarrasser d’abstinence. Mais justement, la haine des femmes, l’envie d’exercer sur elles un pouvoir délétère passait également par la chair.
L’écœurement le disputait chez le comte à la colère. Depuis qu’il avait vu Agnès récoltant le miel en braies de paysan, calmant les abeilles, il rêvait de ce long cou pâle au petit matin. Il rêvait de le humer, d’y poser ses lèvres encore endormies. Il rêvait de ses longues mains fines qui tenaient les rênes avec une tendre fermeté, celle des vrais cavaliers. Il les rêvait sur son ventre, contre ses reins. L’évocation devenait si précise, si malvenue aussi, qu’il la chassa de son esprit, conscient qu’elle s’imposerait à nouveau à la moindre trêve de sa volonté.
— Dans la missive qui t’accompagnait, madame de Souarcy évoquait une influence occulte infiniment plus puissante que celle de son fourbe de demi-frère.
— C’est, en effet, la conclusion à laquelle nous en étions rendus, monseigneur. Eudes de Larnay pouvait rémunérer l’inquisiteur. En revanche, il ne pouvait pas lui garantir de soutien d’importance. Son influence se limite à son petit domaine et est bien moindre que la vôtre. Quelqu’un d’autre est donc intervenu, confortant Nicolas Florin dans sa position.
Artus se dirigea vers l’une des fenêtres à petits carreaux irréguliers sertis de plomb, si rares en cette époque. Bras croisés dans le dos, il se planta face aux jardins que ce milieu d’automne enflammait de roux et d’ocres. À quelque distance, un couple de cygnes glissait sur l’étang, éternellement élégants sur leur élément et si patauds dès qu’ils rejoignaient la terre. Un jour, il la conduirait, la soutenant de son bras. Il lui présenterait les cygnes difficiles, les paons arrogants et les daims albinos dont les grands yeux de velours suivraient timidement leur approche. Un jour, il lui réciterait : « J’aime marcher parmi ces odeurs, poser mes yeux sur ces merveilles de fleurs[8] », et elle lui répondrait, rendant toute sa force et sa douceur à cette œuvre de monsieur Chrétien de Troyes* : « Je vous ai mis à l’épreuve. Ne soyez plus attristé, car je vous aime encore davantage, tout comme je sais que vous m’aimez du plus profond de vous[9]. » Un jour. Bientôt.
Défaire Florin. Le tuer si nécessaire.
Il se surprit à répondre à l’enfant comme s’il s’agissait d’un interlocuteur d’âge comparable :
— Or, Florin n’est pas sans ignorer mes liens d’enfance et d’affection avec le roi de France. Son impudence, son... immunité, lui viennent donc de Rome. Ajoute à cela que nous sommes sans pape et que nous ignorons qui sera le suivant. Il s’agit donc de quelqu’un d’une grande influence au Vatican, quelqu’un qui n’est pas le souverain pontife. Nulle surprise à cela. Feu Benoît* était un être de miséricorde, un réformateur. Il aurait pu incliner notre histoire vers la compassion et la clémence. Ils ne lui en ont pas laissé le temps. Huit mois de règne... Je suis convaincu qu’on a veillé à sa brièveté. Et vois-tu... Je subodore que ses ennemis sont aussi les nôtres.
— Mais qui ? interrogea Clément.
— Nous allons le découvrir, mon garçon, je t’en fais serment. Retire-toi maintenant.